En finir avec les contre-vérités de JM Jancovici sur le nucléaire / partie 3
Dans cette série d’articles, nous nous intéressons à l’argumentaire avancé par Jean-Marc Jancovici, ingénieur, consultant, cofondateur du cabinet de conseil Carbone 4, du think-thank The Shift project, et lobbyiste patenté de l’industrie nucléaire. Nous allons voir que ses arguments sont en réalité des contre-vérités qui ne résistent pas deux secondes à un examen sérieux. Émissions de CO2, déchets, démantèlement, risque terroriste, prolifération nucléaire, sûreté : rien ne nous sera épargné…
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Contre-vérité n°3 : Les déchets radioactifs sont gérables sans difficulté
« Prenons ensuite le critère des déchets : le nucléaire en produit, comme toutes les formes d’énergie (il n’existe pas d’énergie sans déchets), mais, comme on a utilisé de toutes petites quantités de matière pour alimenter les centrales, à l’arrivée il y a de toutes petites quantités de déchets. Ils sont dangereux, certes, mais en toutes petites quantités. La totalité des déchets vraiment dangereux que le parc nucléaire français a produit depuis le début de son fonctionnement tient dans une piscine à la Hague. »
Extrait d’une interview au journal Marianne, 3 mars 2020.
Pourquoi c’est n’importe quoi
Dans cet extrait d’interview, M. Jancovici réutilise le couplet habituel des partisans du nucléaire selon lequel, premièrement, il n’y a pas que le nucléaire qui produit des déchets ; deuxièmement, d’accord, le nucléaire produit bien des déchets, mais pas beaucoup, et on saura s’en débrouiller. Circulez, il n’y a rien à voir.
À vrai dire, nous ne savons pas ce qu’entend M. Jancovici par « toutes petites quantités », ni par « déchets vraiment dangereux », termes qui traduisent son opinion mais qui ne sont pas factuels. Comme M. Jancovici aime à le rappeler régulièrement, il convient de distinguer les opinions des faits, donc reprenons les faits.
Des déchets partout en France
Les stocks de déchets radioactifs présents sur le territoire français fin 2019 sont de 1 670 000 m3. Sur ce total, 60 % sont issus de l’industrie électronucléaire [1].
Contrairement à ce que sous-entend M. Jancovici avec force approximation, les déchets de l’industrie nucléaire ne sont pas regroupés sur un même site mais bien disséminés partout sur le territoire hexagonal. Un exemple : les anciennes miennes d’uranium, plus de 200, sont réparties sur 27 départements [2]. Selon la Criirad, « la contamination radioactive de l’environnement reste préoccupante autour de très nombreux sites. » [3] Si des déchets sont stockés à proximité des centrales nucléaires, de nombreux sites de stockage et d’entreposage de matières et déchets radioactifs sont en activité. La carte de France établie par Reporterre est à ce titre édifiante.
Un autre exemple : plus de 500 000 m3 de déchets sont stockés au centre de stockage de la Manche (CSM). On y soupçonne des fuites incontrôlées de radionucléides dans l’environnement, dont le tritium est un marqueur, suite à un accident en 1976 [5]. Mais, comme souvent dans le monde nucléaire, le doute profite à l’exploitant. Si le stockage est fermé depuis 1994, la phase de surveillance, commencée en 2003, est prévue conventionnellement pour une durée de 300 ans. Pour autant, à l’issue de ces 300 ans, l’Andra, l’agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, estime que le site « ne pourra pas être banalisé » [4], la mémoire du site devra alors être conservé au-delà. Mais jusqu’à quand ? Pour le fameux « retour au gazon » post-nucléaire, on repassera… mais pas avant quelques siècles.
Et la piscine de la Hague ?
Quant aux piscines de la Hague, exploitées par Orano, la description sommaire faite par M. Jancovici ne reflète en aucun cas la réalité. L’usine de retraitement de la Hague est une installation mise en service en 1966 et avait alors pour vocation de produire du plutonium à des fins militaires. Les piscines d’entreposage ont pour rôle de refroidir les combustibles irradiés issus des centrales nucléaires françaises mais aussi étrangères. Contrairement aux dires de M. Jancovici, il ne s’agit même pas, officiellement, de déchets puisque ces combustibles sont, d’après les exploitants, susceptibles d’être réutilisés un jour. Environ 10 000 t de ces combustibles y sont entreposés, la superficie du site étant de 300 hectares [6]. Il ne s’agit donc pas d’une banale piscine, mais bien d’un équipement stratégique puisque sans exutoire, fût-il temporaire, la filière électronucléaire ne pourrait pas fonctionner. Le hic, c’est que les piscines d’entreposage de la Hague sont pleines à 92 % et arriveront à saturation en 2030 [7]. La rustine imaginée par les exploitants est la construction de deux piscines d’entreposage supplémentaires. Cela représenterait la bagatelle de 1,25 milliard d’euros rien que pour une piscine [8].
Les déchets oubliés par M. Jancovici
M. Jancovici oublie de mentionner les déchets de haute activité et de moyenne activité à vie longue (HA et MA-VL) et le projet Cigéo à Bure. Ce projet d’enfouissement de déchets nucléaires pose d’insolubles problèmes sur au moins quatre plans : (i) scientifique et technique, tout d’abord, dans quelle mesure sait-on concevoir et mettre en œuvre un stockage sûr pour des milliers d’années ? L’Andra connaît la réponse : on ne sait pas [9] ; (ii) financier, comment prévoir et financer un projet se déroulant sur des siècles, dont le coût est inconnu et avec des exploitants sous pression financière ? (iii) démocratique, jusqu’où l’opposition résolue au projet, aussi ancienne que le projet lui-même, doit-elle aller pour que soit remis en cause le projet ? (iv) philosophique, quel legs considère-t-on comme acceptable pour les générations futures ?
M. Jancovici oublie également de mentionner les déchets jetés dans l’océan. Entre 1946 et 1993, la fosse des Casquets, dans la Manche, près du cap de la Hague, a vu se déverser 17 274 t de déchets d’après l’Andra, produits par quatorze pays [10]. Si le recours à l’immersion paraît aujourd’hui totalement inadéquat et anachronique, il paraissait à l’époque frappé du sceau du bon sens. Peut-être l’enfouissement dit géologique suivra-t-il le même chemin.
M. Jancovici oublie aussi de mentionner les déchets issus du démantèlement des installations nucléaires (centrales nucléaires, centres de recherche…). Le centre de stockage de l’Aube à Soulaines-Dhuys (CSA) et le centre de stockage de Morvilliers (Cires) ne sont pas dimensionnés pour accueillir les déchets de démantèlement des 19 centrales nucléaires REP françaises, dont le démantèlement est loin d’avoir commencé. Pour sortir de cette impasse, le gouvernement n’a rien trouvé de mieux que tenter de rendre possible une pratique jusque là interdite : autoriser les industriels à recycler dans le domaine public des matériaux contaminés issus du démantèlement, en fonction d’un critère appelé « seuil de libération » [11].
Sans oublier les déchets d’Orano Malvési…
Remarquons que l’inventaire des déchets de l’ANDRA ne tient pas compte des déchets produits par l’usine Orano Malvési de Narbonne, la porte d’entrée du cycle du combustible, convertissant le yellowcake en tétrafluorure d’uranium. Cette usine devait gérer 721 105 m3 de déchets fin 2019 [1], dits résidus de traitement de conversion de l’uranium (RTCU).
Ni les déchets nucléaires militaires…
Ne mettons pas non plus de côté les déchets nucléaires militaires. D’une part, il y a les déchets produits lors de la fabrication et l’entretien des armes nucléaires, y compris le démantèlement des installations. D’autre part, il y a les déchets produits lors des essais nucléaires français, en Algérie et en Polynésie. Dans le Sahara algérien, l’armée française a réalisé 17 essais d’explosion de bombes atomiques entre 1960 et 1966. Le matériel et les déchets générés ont, en toute simplicité, été laissés sur place [13]. Il est grand temps que l’État assume les conséquences de ses politiques militaires impérialistes.
Voici ce que déclarait à ce sujet, en 1997 devant le Sénat et l’Assemblée nationale, le député Christian Bataille, que personne ne pourra accuser d’être antinucléaire :
Le nucléaire militaire produit des déchets pour lesquels des problèmes de gestion se posent à l’évidence […] et il faudra un jour que les responsables s’expliquent sur ce qu’ils ont fait et sur ce qu’ils vont faire des déchets qui résultent du programme nucléaire militaire français et le Parlement ne devra pas, à notre avis, rester inactif dans ce domaine. » [14]
Ni les vrais-faux déchets déguisés…
Et nous pourrions aussi évoquer les matières radioactives dont le caractère valorisable est non seulement contesté par Greenpeace [15], mais également et trop timidement par l’ASN [16]. Légalement, une matière radioactive est considérée comme telle et non comme un déchet si une « utilisation ultérieure est prévue ou envisagée » [17]. Le hic, c’est qu’aucune filière industrielle crédible ne permet cette utilisation, et ce pour au moins deux raisons : (i) les stocks de combustibles irradiés sont en augmentation constante, (ii) la filière de surgénération française est à l’arrêt avec l’abandon du projet Astrid en 2019 [18]. Lorsque ces matières radioactives seront effectivement considérées comme des déchets, un problème supplémentaire viendra s’ajouter à la montagne de problèmes de l’industrie nucléaire. Le combustible MOX usé, l’uranium enrichi usé et l’uranium de retraitement enrichi usé sont des déchets déguisés dont les volumes représentent « 5 à 7 fois plus que le volume de déchets HA-VL existant et recensé officiellement par l’ANDRA » [15]. Nous pensons, d’une part, que cette requalification est inéluctable, et que d’autre part, EDF, Orano et le CEA le savent bien mais font mine de détourner le regard.
Conclusion…
On le voit bien, la problématique des déchets nucléaires ne se résout pas à l’aide de formules incantatoires auto-réalisatrices. M. Jancovici simplifie tellement cette problématique des déchets que nous ne savons plus s’il s’agit d’oublis – bien nombreux – ou d’un mensonge par omission. Et si, en effet, toute activité produit ses déchets, ceux du nucléaire ont bien des particularités qui doivent mettre enfin l’industrie nucléaire et l’État face à leurs responsabilités.