En finir avec les contre-vérités de JM Jancovici sur le nucléaire / partie 1

En finir avec les contre-vérités de JM Jancovici sur le nucléaire / partie 1

Ingénieur, consultant, cofondateur du cabinet de conseil Carbone 4 et du think-thank The Shift project, Jean-Marc Jancovici se place en lobbyiste patenté en faveur du nucléaire au prétexte que le nucléaire serait une solution pour lutter contre le dérèglement climatique. Dans cette série d’articles, nous nous pencherons sur son argumentaire. Nous allons voir que ses arguments sont en réalité des contre-vérités qui ne résistent pas deux secondes à un examen sérieux. Émissions de CO2, déchets, démantèlement, risque terroriste, prolifération nucléaire, sûreté : rien ne nous sera épargné…


Mise au point préliminaire

Évacuons d’emblée les éléments suivants, avec lesquels nous estimons ne pas être en désaccord :

  • il est clair que nos sociétés modernes sont extrêmement dépendantes de l’énergie, sous toutes ses formes. Cette extrême dépendance a des conséquences graves sur l’humain et le vivant en général ;
  • Les conséquences du dérèglement climatique, qu’il s’agisse de l’augmentation des températures, de l’augmentation de la fréquence d’apparition de phénomènes météorologiques extrêmes ou de l’acidification des océans, entre autres, sont et seront d’autant plus désastreuses que nous les sous-estimons ;
  • Un système économique et énergétique reposant sur l’abondance – de l’énergie, des ressources – et la croissance infinie – du PIB – ne peut pas être pérenne.

Contre-vérité n°1 : Le démantèlement des installations « ne pose pas de problèmes majeurs »

« Le démantèlement c’est 10 % du coût de construction. C’est pas très cher le démantèlement parce que c’est aller avec des scies et tout couper. Je suis tout à fait sûr, oui [que c’est si peu cher que ça], donc c’est à peu près 10 %, 15 % si vraiment vous voulez ceinture et bretelles et je sais pas quoi et que vous avez peur de trucs qui sont pas justifiés mais voilà on est dans ces ordres de grandeur là. Y’a des tas de centrales dans le monde qui ont été retournées au gazon. Y’a des retours d’expérience. Vous avez en France des installations en cours de démantèlement en ce moment, il doit y en avoir une vingtaine à peu près. Vous avez toute la filière graphite-gaz qui est en cours de démantèlement. Vous avez plein de réacteurs de recherche qui sont en cours de démantèlement. La petite sœur ou le petit frère de Superphénix, qui s’appelle Phénix, qui a fonctionné très bien pendant 30 ans à Marcoule est en cours de démantèlement. Y’a plein de trucs qui sont en cours de démantèlement. Ça ne pose pas de problèmes majeurs. »

Jean-Marc Jancovici sur France Culture, nov. 2019

Pourquoi c’est n’importe quoi

Tout d’abord, nous ne savons pas ce qu’entend M. Jancovici par l’expression cryptique « problèmes majeurs ». Nous allons donc examiner point par point les éléments évoqués et faire, plus généralement, un état des lieux de la question du démantèlement.

Le démantèlement si peu cher et si simple que ça ?

Nous pensons que le chiffre de « 10, 15 % du coût de construction » avancé par M. Jancovici fait allusion au rapport de la Commission PEON de 1979 et au rapport de la DIGEC de 1991. Cette méthode de chiffrage est archaïque depuis au moins 2005. La Cour des comptes l’énonce ainsi : « La référence inadéquate au mode de calcul de la commission dite PEON, aboutissant à chiffrer le coût du démantèlement à 15 % du coût complet d’investissement, aurait conduit à un tel sous provisionnement qu’un « complément » de dotation pour l’ensemble des centrales de première génération fut décidé (…) L’erreur commise serait inquiétante, si elle devait se reproduire pour le démantèlement des centrales actuelles. (…) Ce fait est critiquable en soi, puisque pendant plus de dix ans les provisions correspondantes ont été totalement sous-estimées. » [1] Nous invitons donc M. Jancovici à réactualiser ses sources : elles sont périmées depuis au moins quinze ans.

Ensuite, le démantèlement ne constitue pas une activité aussi triviale que « aller avec des scies et tout couper » (sic). Si c’était le cas, comment alors expliquer les coûts aussi élevés, et en perpétuelle augmentation, de ces opérations ? Dans la pratique, l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) de l’OCDE a identifié 11 postes de dépense équivalents à autant d’étapes de démantèlement : les opérations préliminaires, les opérations liées à l’arrêt définitif, le gardiennage, le démantèlement proprement dit, la gestion des déchets, la gestion des personnels, la remise en état du site, le management, la recherche et développement, la gestion du combustible usagé et les opérations diverses [2]. Il s’agit donc de projets industriels à part entière, voire de premières industrielles. En sous-estimer la complexité a conduit les exploitants à en sous-estimer les coûts.

Au niveau mondial, le démantèlement n’est pas simple

Concernant l’état des lieux mondial du démantèlement, d’après l’AIEA cité par l’IRSN [3], fin 2019, 187 réacteurs étaient définitivement arrêtés. Sur ces 187 réacteurs, l’IRSN dénombre 6 réacteurs démantelés aux États-Unis, et 1 réacteur prototype en Allemagne. Quant aux 6 réacteurs américains démantelés, des combustibles usés et des déchets sont entreposés sur place : on parle alors d’un retour à l’herbe brune (« brown field »). En définitive, ce bilan fait état de 7 réacteurs démantelés sur 187, dont 6 partiellement : l’honnêteté intellectuelle nous empêche de dire qu’il y a « des tas de centrales dans le monde qui ont été retournées au gazon ».

Et en France ? Pas simple non plus

Quant à la filière graphite-gaz, l’affirmation de M. Jancovici est tout simplement mensongère : la filière française de réacteurs graphite-gaz n’est pas en cours de démantèlement. L’industrie électronucléaire française devait mettre en œuvre le principe du démantèlement « sans attendre ». C’est en 2013 qu’EDF présente son programme de démantèlement des 6 réacteurs UNGG à l’arrêt (Bugey 1, Saint-Laurent A1 et A2, Chinon A1, A2 et A3). En 2016, coup de théâtre : EDF bouleverse sa stratégie de démantèlement : « EDF a informé l’ASN qu’elle retenait une nouvelle stratégie de démantèlement ; celle-ci modifie significativement la méthode, le rythme des démantèlements et les scénarios associés (…) Cette nouvelle stratégie conduit à décaler de plusieurs décennies le démantèlement de certains réacteurs au regard de la stratégie affichée par EDF en 2001 et mise à jour en 2013. » La mission d’information parlementaire précise les raisons avancées par EDF : « La justification apportée oralement par EDF à ce récent changement de stratégie de démantèlement tient à la complexité technique du démantèlement sous eau. (…) Les responsables d’EDF ont reconnu être face à une difficulté technique « non résolue à l’échelle industrielle«  » [2]. Sur ce point, il est difficile de dire si M. Jancovici ne connaît pas son sujet ou s’il colporte volontairement de fausses informations.

Arrêtons-nous quelques temps sur d’autres installations.

Le prototype Phénix est un réacteur nucléaire à neutrons rapides refroidi au sodium. Son parcours a été semé d’embûches : fuites de sodium, défauts sur les échangeurs et les générateurs de vapeurs, etc. [4] Reconnaissons toutefois que ces difficultés sont inhérentes à une installation prototype. Quant à son démantèlement proprement dit, si celui-ci a débuté en 2009, les exploitants sont loin de s’en tirer à bon compte, si l’on en croit la Cour des comptes : « [Le devis du démantèlement] du réacteur Phénix a également connu une révision très importante au cours de la même période [entre 2013 et 2018, ndlr], de l’ordre de 340 M€2018, soit une hausse de 57 %. » [5] La Cour des comptes précise plus loin : « La contrainte budgétaire qui s’exerce sur le CEA lui fera certainement reporter les opérations de démantèlement de Phénix, et le coût risque alors à nouveau de dériver. »

Quant à Superphénix, le successeur de Phénix, son devis de démantèlement s’élevait à 1,3 milliard d’euros en 2012, dont 1,1 milliard avait déjà été dépensé à fin 2018 [5]. D’après Bernard Laponche, de l’association Global Chance, « Il n’est pas déraisonnable de penser que le coût sera plutôt de l’ordre de 2 milliards » [2]. Comme pour la plupart des projets de démantèlement, le délai de réalisation initialement fixé ne pourra pas être tenu : les travaux devraient être achevés en 2033, avec quasiment une décennie de retard [5].

Évoquons d’un mot Astrid, projet de surgénérateur dit de quatrième génération, faisant suite à Phénix et Superphénix : Astrid a été abandonné en phase d’étude en 2019, après avoir consommé un budget de 738 M€ [6]. De tout temps, il a été promis un avenir radieux aux réacteurs rapides refroidis au sodium dits de Génération IV. Mais les résultats se font attendre.

Parmi les installations en cours de démantèlement, nous pourrions aussi évoquer le réacteur à eau lourde de Brennilis. La commission PEON avait estimé le coût du démantèlement de ce réacteur à 19 M€ en 1985. Jusqu’en 1999, EDF avait alors provisionné entre 10 et 30 M€. Manque de chance, l’estimation initiale était bien trop optimiste : en 2005, la Cour des comptes évaluait le démantèlement à 482 M€2002  [1]. La fin de ce chantier est prévue pour 2032, soit 47 ans après la mise à l’arrêt de l’installation.

Conclusion…

Ce bref tour d’horizon de la question du démantèlement permet de tirer plusieurs conclusions. Premièrement, la complexité technique de ces opérations ne doit pas être sous-estimée. Les technologies de réacteurs employées étant diverses (eau lourde, UNGG, réacteur à neutron rapide refroidi au sodium, réacteur à eau pressurisée, sans oublier les installations gérées par Orano et le CEA, de natures diverses), une approche de démantèlement valable pour une technologie ne l’est pas nécessairement pour une autre. Deuxièmement, les coûts de démantèlement sont trop souvent mal évalués ou sous-évalués par les exploitants. De là à dire que cette sous-évaluation systématique est volontaire, afin de renvoyer la résolution des problèmes aux calendes grecques, il n’y a qu’un pas. Troisièmement, oui, le démantèlement pose bien plus de problèmes majeurs que ce que M. Jancovici veut bien admettre.

Sources

[1] Cour des comptes, Le démantèlement des installations nucléaires et la gestion des déchets radioactifs, 2005.

[2] Assemblée nationale, Rapport d’information / faisabilité technique et financière du démantèlement des installations nucléaires de base, 1er février 2017.

[3] IRSN, Les démantèlements des réacteurs nucléaires dans le monde, 2020.

[4] CEA, Historique et bilan de fonctionnement des RNR-Na, 14 novembre 2014.

[5] Cour des comptes, L’arrêt et le démantèlement des installations nucléaires, 4 mars 2020.

[6] N. Wakim, Le Monde, Nucléaire : la France abandonne la quatrième génération de réacteurs, 29 août 2019.