«Libération» publie une tribune de Paul Michalon, enseignant, frère de Vital, tué en 1977 à Creys-Malville par une grenade offensive lors d’une mobilisation écologiste.
03 nov. 2014 sdn 26-07 Veille Presse 0
«Le même drame, aussi lamentable»
«Libération»
publie une tribune de Paul Michalon, enseignant, frère de Vital, tué en 1977 à
Creys-Malville par une grenade offensive lors d’une mobilisation écologiste.
Malville-Sivens…
on recommence. Je me souviens de cette immense procession sous une pluie morne,
des cirés multicolores, et, malgré tout, de cet élan qui nous portait vers le
site comme un des grands buts de notre jeunesse. Je me souviens de
l’hélicoptère blanc du préfet Jannin qui tournoyait, surveillant tout, recevant
et donnant certainement des ordres. Je me souviens du pré auquel les premiers
milliers de marcheurs ont accédé, les autres restant bloqués sur d’étroits
chemins, résultat d’une habile stratégie militaire…
Je me souviens des quelques excités, peu nombreux en vérité, tenant le
devant de la scène au bas du pré. Et rapidement les tirs de grenades à cadence
rapide, au bruit, au souffle ou aux gaz insupportables. Puis les fusils passant
à l’horizontal. Je me souviens de Manfred Schultz, main arrachée par un de ces
projectiles qu’il avait eu l’imprudence de vouloir relancer, puis de Michel
Grandjean, transporté en hâte, hurlant avec son pied déchiqueté. Et du
brigadier Touzeau, avant-bras explosé par la grenade qu’il allait nous envoyer
- mais qu’il avait tardé à lancer. Et bien sûr, je me souviens de mon cher
frère Vital, perdu de vue dans le brouillard des lacrymogènes et dont j’ai dû
peu après reconnaître le corps à la mairie de Morestel.
Mutisme. Je me souviens que l’on ne nous a jamais rendu le ciré
qu’il portait, que l’autopsie a conclu à une «explosion» sans plus s’avancer,
et le procès à un «non-lieu» ; de l’énorme scandale qui s’ensuivit, du
quasi-mutisme du gouvernement - celui-ci chargeant le médiateur de la
République de prononcer quelques mots de condoléances - ; et même de
l’incroyable déploiement policier lors des funérailles de notre frère, comme si
«l’ennemi de l’intérieur» - voire celui de l’étranger, Jannin tonnant contre
les manifestants «boches» revenant occuper la région, mais si ! - était encore
à craindre.
Et puis je me souviens des socialistes montant au créneau, l’occasion étant
trop belle d’envoyer des bonnes salves au pouvoir giscardien… mais refusant de
s’associer à nous, la famille, pour demander une loi interdisant l’usage
d’armes de guerre (dont les grenades offensives) contre une manifestation - on
ne sait jamais… C’était il y a bien longtemps, trente-sept ans, à
Creys-Malville.
Ignorance. Aujourd’hui, sur le site de Sivens, le même drame se
reproduit à l’identique, tout aussi lamentable. Je ne connais pas Rémi Fraisse
mais imagine très bien ce que sa famille ressent, et dont nous nous sentons
soudain si proches. Voilà où mène l’ignorance, voire le mépris, au plus haut
niveau, des questions environnementales et de l’indispensable réflexion de
fond, collective et démocratique, qu’elles imposent chaque jour davantage. Les
citoyens moyens sont beaucoup plus en avance que leurs élus ! Voilà où mènent
les vieux réflexes de «maintien de l’ordre» par la violence d’Etat, et la mise
en branle de matériel de guerre contre des manifestants - fussent-ils agités.
Voilà où mène l’obsession de la conquête du pouvoir sans vraie réflexion sur ce
que l’on en fera. Froncer les sourcils, faire de viriles déclarations et
envoyer la troupe n’est toujours pas une politique.
Et quel beau message à destination de «la jeunesse, priorité du quinquennat» !
Depuis Malville et d’autres drames similaires, les «socialistes» n’ont rien
appris, rien compris, confirmant l’adage désabusé des historiens : «La seule
chose que l’Histoire nous apprend, c’est qu’elle ne nous apprend rien.»