"A Flamanville, l’Autorité de sûreté nucléaire est dans la main d’EDF" Par Pascale Pascariello

unnamed.jpgDeux inspecteurs de l’Autorité de sûreté nucléaire, chargés du contrôle des conditions de travail et de la sûreté sur le chantier de l’EPR, futur réacteur en construction, et dans trois autres centrales en Normandie, ont subi pressions et menaces de leur direction, au profit d’EDF. Et au mépris de la sécurité.

 « Je suis inspecteur du travail à la division de Caen de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Depuis 2011, j’ai subi et encaissé, dans le cadre de mon activité professionnelle, de nombreuses et parfois très lourdes pressions voire menaces, de multiples injonctions contradictoires, qui ont généré une situation de souffrance au travail. » C’est ainsi que débute le recours d’Alain auprès du président du tribunal administratif de Caen, en août 2016, pour faire reconnaître en accident du travail son épuisement psychologique survenu le 16 octobre 2015.

La direction de l’Autorité de sûreté nucléaire « a essayé de m’imposer sa position ou d’influer sur les choix que j’avais à faire dans le cadre de ma mission d’inspecteur du travail », en particulier, « sur des sujets pouvant représenter des enjeux pour EDF – l’exploitant des centrales –, dès qu’un contrôle pouvait engendrer des suites impactant EDF de façon notable (suites pénales, impact industriel…) ou qu’il a fait l’objet d’une intervention hiérarchique d’EDF », explique Alain.  

Résultat : il y a un an, il s’écroule. Ce burn-out oblige Alain à interrompre son activité professionnelle durant sept mois. L’expertise médicale est claire : « Épuisement professionnel. Le trouble peut être considéré comme un accident du travail, conséquence d’une série d’événements survenant par le fait ou à l’occasion du travail. » Depuis 2008, en tant qu’inspecteur du travail, Alain, ingénieur de l’industrie et des mines, est en charge, en Normandie, de trois centrales en activité et du chantier de l’EPR, futur réacteur nucléaire en construction à Flamanville (Manche). À ses côtés à partir de 2010, Laurent assure également une partie des contrôles de sûreté nucléaire.

© Reuters

Ces deux inspecteurs ont mené, entre 2010 et 2014, des contrôles qui ont abouti, pour certains, à des procès retentissants. Suite à l’accident mortel d’un soudeur le 24 janvier 2011, sur le chantier de l’EPR, leur enquête retient la responsabilité de deux entreprises, dont Bouygues. Toujours sur le chantier du futur réacteur nucléaire, leurs inspections ont révélé la situation de travail illégal de près de 500 ouvriers polonais et roumains. Encadrés et dirigés par Bouygues, ils n’avaient ni congés payés, ni droit au chômage, et un salaire inférieur à la convention collective française.

Ce système de fraude, dont Bouygues a bénéficié entre 2009 et 2012 sur l’EPR, lui a permis quelques belles économies. L’Urssaf, quant à elle, estime son préjudice global entre 9 et 12 millions d’euros. Le contrôle mené par les deux inspecteurs, Alain et Laurent, aboutira à un procès en correctionnelle en mars 2015, l’une des plus importantes affaires de travail illégal jugée en France.. Bouygues a été condamné à 25 000 euros d’amende. Il sera rejugé en appel du 7 au 10 novembre prochain.

Loin d’être félicités pour leur professionnalisme, ces deux inspecteurs ont subi de nombreuses pressions de leur direction. Parmi les nombreux faits que rapporte Alain dans son dossier : en juin 2011, il se heurte à EDF qui fait obstacle à une inspection inopinée dans la centrale de Flamanville. Informé, le procureur de la République de Cherbourg demande à Alain de lui signaler, par écrit, ce délit afin qu’il rappelle à EDF son obligation de respecter la loi. Mais Alain est confronté à sa direction qui tente de le dissuader de notifier ce délit à la justice. Néanmoins, il ne cède pas à ces pressions et envoie un courrier au parquet de Cherbourg. Quelques semaines plus tard, il est convoqué par sa direction pour un entretien « officieux » de sanction.

Il est alors informé que son comportement remet en cause sa carrière. Sa direction va jusqu’à lui reprocher d’avoir adressé à EDF un courrier signalant les poursuites judiciaires encourues. « J’observe que ma hiérarchie, très prompte pour me demander de me justifier, tant pour ce qui concerne mes constats que pour ce qui concerne mon comportement quand EDF s’en plaint, est beaucoup moins prompte à réagir quand il s’agit de me défendre vis-à-vis d’EDF », constate Alain.
 
Les pressions de ce type se multiplient, les entretiens de sanction également. On reproche par exemple à Alain d’alerter, en septembre 2013, le ministère du travail sur une organisation mise en place par EDF dans les centrales nucléaires en matière de radioprotection et présentant des risques pour les salariés. Alain informe EDF, par courrier, qu’au regard des irrégularités constatées, il envisage de proposer une mise en demeure. Là encore, il est convoqué pour un rappel à l’ordre par sa direction. Pire, ignorant les conclusions de l’inspecteur, la direction de l’Autorité de sûreté nucléaire et le ministère du travail décident conjointement de réviser la réglementation… en faveur d’EDF.

Qu’elle est loin la belle image d’une institution indépendante et transparente prônée par Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire. Le 6 novembre 2012, dès sa nomination, lors de son audition par la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, Pierre-Franck Chevet déclarait : « Selon moi, l’ASN repose sur quatre valeurs essentielles : compétence et rigueur, indépendance et transparence.. Toutes sont nécessaires mais ne sont suffisantes qu’inscrites dans la durée. » Bel exercice de communication qui tranche avec une tout autre réalité.

Les échanges de mails entre Alain et sa hiérarchie témoignent de toutes les difficultés rencontrées lorsqu’il signale des irrégularités manifestes et graves de la part d’EDF. Il doit faire face au comportement de l’exploitant des centrales, peu disposé à l’informer de ses manquements en matière de sécurité et sûreté nucléaire. Il doit, en outre, affronter sa direction qui fait obstacle à ses conclusions lorsqu’elles vont à l’encontre d’EDF.

Certains échanges décrivent comment l’ASN valide les irrégularités d’EDF. Alain alerte ainsi sa direction : « Je constate qu’EDF Flamanville ment et nous dissimule volontairement des informations relatives à la radioprotection. Je prévois un rappel à l’ordre. Et je dois défendre (une nouvelle fois) mot pour mot mes observations et justifier ma position vis-à-vis de ma hiérarchie et donc y consacrer un temps et une énergie non nuls. Bilan : EDF ment et nous offre même les preuves écrites. Est-il envisagé un rappel à l’ordre écrit par l’ASN ? Non. Qui s’en prend plein la g… ? L’inspecteur du travail qui projette de rappeler par écrit à EDF que le mensonge aux autorités administratives et judiciaires est un délit. »

 

« Je constate qu’EDF Flamanville ment »

Face à ces pressions exercées sur ces inspecteurs, et alors même que l’Autorité de sûreté nucléaire, gendarme du nucléaire, se doit d’être affranchie de tout lien avec EDF, la justice va intervenir. En effet, en octobre 2013, survient un nouvel incident sur le chantier de l’EPR : une pièce d’un appareil de manutention, le pont polaire, situé à l’intérieur du bâtiment réacteur, est projetée en l’air et fait une chute de 20 mètres. Par chance, aucun ouvrier n’est blessé. Alain et son collègue, Laurent, procèdent au contrôle de cet équipement, utilisé pour lever et installer des composants pouvant atteindre plus de 560 tonnes. Il s’agit d’un appareil primordial en terme de sûreté nucléaire et de sécurité des travailleurs.

Le rapport des inspecteurs révèle qu’EDF a mis en place un dispositif non conforme, qui ne dispose d’aucun système d’arrêt d’urgence. Vu la gravité des faits constatés, Alain et son collègue alertent à plusieurs reprises EDF. Le premier électricien de France ignore ces rappels à l’ordre. Il s’apprête même à utiliser son dispositif à haut risque pour installer la cuve du réacteur, mettant ainsi en danger les salariés et les installations. Les deux inspecteurs saisissent la Direction régionale du travail (DIRECCTE) pour mettre en demeure l’électricien. EDF dispose alors de six mois pour rendre sa machine aux normes. D’ici là, interdiction formelle de l’utiliser.
Mais EDF n’a pas l’intention de respecter la loi. Il a d’ailleurs préparé une grande journée de communication en rameutant la presse locale et nationale pour assister à l’installation de la cuve de l’EPR.

La direction régionale du travail rappelle alors EDF à l’ordre, dans un courrier du 16 janvier 2014 : « Vous envisagez de réaliser les premières manutentions dès le 21 janvier 2014. Je vous rappelle qu’il n’existe aucune possibilité, applicable à votre situation, de déroger à la loi qui interdit d’utiliser des équipements de travail qui ne répondent pas aux règles techniques de conceptions. »

Allant à l’encontre de ses propres inspecteurs et de la Direction régionale du travail, c’est le directeur général de l’Autorité de sûreté nucléaire, en personne, qui, le 21 janvier 2014, écrit à EDF : « Je vous informe ne pas avoir d’objection à la réalisation des opérations de levages des gros composants. » La direction de l’ASN autorise ainsi EDF à enfreindre la loi et à utiliser un équipement dangereux, en l’état, pour les salariés et la sûreté nucléaire.

Les faits sont si graves que le procureur de la République Éric Bouillard décide d’y donner suite en ouvrant une enquête préliminaire. Motifs : « Mise à disposition aux salariés de matériel dangereux » et « utilisation de ce matériel malgré une mise en demeure ».
En juin 2014, il la transmet à Nanterre, afin « que soit entendue la direction de l’Autorité de sûreté nucléaire », dont le siège est situé à Montrouge, en région parisienne.

Contacté par Mediapart, le procureur Éric Bouillard souhaite comprendre pourquoi l’ASN, une autorité « qui doit être indépendante à l’égard de celui qu’elle contrôle, surtout en matière de sûreté nucléaire, a contredit ses propres inspecteurs et a autorisé EDF, alors qu’il existait une interdiction d’utiliser cette machine, à enfreindre la loi au risque de mettre en danger des hommes et des installations ». Depuis, Éric Bouillard a été nommé à la tête du parquet d’Ajaccio. Il a tenté avant son départ, en septembre 2015, de savoir où en était l’enquête du côté de Nanterre : silence radio.

Contacté par Mediapart, Nanterre explique ne pas retrouver le dossier d’enquête. Est-il resté au fond des tiroirs ? Impossible donc de se pencher sur les liens entre l’ASN et EDF. La transparence a ses limites.

Après ce nouvel affront de leur direction, Laurent, le collègue d’Alain, ne tiendra pas longtemps. Épuisé psychologiquement, il devra cesser son travail, en juillet 2014. Le président de l’ASN, Pierre-Franck Chevet, n’ignore rien de la situation. En effet, suite au burn-out de son collègue, Alain lui adresse, le 30 juillet 2014, un courrier détaillé faisant état de l’ensemble des pressions subies :

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La réponse du président de l’ASN ne viendra que deux mois plus tard. Il félicite le travail de l’inspecteur et regrette à demi-mot le comportement d’EDF. Cependant, nulle part, il n’y est fait mention des diverses pressions exercées. Encore moins des solutions pour y remédier. Ainsi que le regrette Alain, « le courrier du président de l’ASN n’exprime aucune reconnaissance des “dysfonctionnements” que je décrivais ni aucune proposition de nature à éviter qu’ils ne se renouvellent ».

Avec le départ de son collègue, la situation d’Alain ne va pas s’améliorer. Épuisé, il assume, seul, le travail de deux inspecteurs. Mais un espoir survient, en septembre 2015, lorsqu’il apprend que son collègue, Laurent, est prêt à réintégrer son poste, toujours vacant. Fausse joie. Le 16 octobre, il apprend officieusement que la direction de l’ASN s’oppose au retour de Laurent, pourtant seul postulant à ce poste.

Alain s’effondre et envoie ce mail à sa direction : « Je suis au bord de l’explosion. D’un côté par la charge de travail avec des dossiers importants… de l’autre la perspective qu’il n’y ait toujours personne sur le poste alors qu’il y a un candidat [Laurent] qui correspond parfaitement est juste insupportable pour moi. Quel est l’objectif réel de l’ASN ? Me détruire ? Me pousser au départ ? Au burn-out ? Au suicide ? » Le même jour, une alerte du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) est lancée pour « danger grave et imminent » concernant Alain, en « situation professionnelle de détresse ». Alain a été en arrêt maladie durant sept mois.

Alain et son collègue ne sont pas seuls. Plus de dix ingénieurs de l’Autorité de sûreté nucléaire ont tenu à leur apporter, par écrit, leurs témoignages et soutiens. Tous reconnaissent l’investissement et la rigueur des deux inspecteurs, formant un « binôme efficace et vertueux » pour reprendre l’une des attestations. Alain est notamment présenté comme « un agent performant et motivé ayant une énorme capacité de travail, très soucieux de sa mission au service des conditions de travail des salariés ».

Certains ingénieurs s’interrogent, également, sur le comportement de leur direction à leur encontre. L’un d’entre eux fait ce constat: « Les difficultés avec l’exploitant (EDF) et pressions sont supportées directement par l’inspecteur et pas par l’administration (l’ASN). Cette situation est d’autant plus difficile lorsque les positions de la hiérarchie de l’ASN et de l’inspecteur ne sont pas partagées… J’ai souvenir d’un moment difficile pour Alain et son homologue, lorsqu’ils ont constaté que le pont polaire de l’EPR, et surtout les équipements devant soulever les équipements lourds, n’étaient pas conformes à la réglementation. Là encore, ils ont eu beaucoup de mal à faire accepter leur position par la hiérarchie de l’ASN […]. Pour conclure, je suis inquiet de la situation, singulièrement pour la santé d’Alain, mais également plus largement en observant que l’administration ne sait pas prendre en compte les risques psycho-sociaux encourus par ses agents. »

Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) (Reuters/Charles Platiau).

Alors même que le silence est d’usage au sein du corps des Mines, Alain a également reçu une lettre signée par dix-neuf ingénieurs de l’Autorité de sûreté nucléaire, en avril 2016. En voici un extrait : « Nous tenions à t’exprimer notre soutien et notre admiration devant ton courage. Ton courage, nous le connaissions déjà. Il était clair devant ton investissement sans relâche […]. Ton courage à ne jamais baisser les armes dans l’adversité quand la plupart d’entre nous auraient sans doute plié pour se protéger. En s’y mettant à tous, on va bien trouver un moyen de te renvoyer l’ascenseur […].. »

Le burn-out d’Alain n’a pas été sans conséquence à l’intérieur de l’ASN. Pierre-Franck Chevet a adressé, en mai 2016, à la division de Caen, dont dépend l’ingénieur, le message suivant : « Bonsoir, je comprends l’émotion que vous avez ressentie à la suite de l’intervention de Alain. Un point a eu lieu entre les représentants du personnel siégeant au CHSCT et la direction générale de lʼASN. Cette réunion a permis un partage d’informations et un examen des premières actions pouvant contribuer à vous apporter un soutien. J’invite celles et ceux d’entre vous qui en éprouvent le besoin à s’adresser à la cellule d’écoute qui vient d’être mise en place […]. »

Le CHSCT a lancé une expertise sur les conditions de travail, confiée au cabinet Idenea qui devrait prochainement rendre ses conclusions. Alain ne serait pas un cas isolé au sein de l’ASN, selon le CHSCT, qui n’a pas souhaité s’exprimer davantage sur la situation. L’ASN a refusé de reconnaître l’épuisement professionnel d’Alain en accident du travail.

Sollicitée à de nombreuses reprises depuis une semaine, l'Autorité de sûreté du nucléaire n'a pas répondu à nos questions.

Les prénoms des deux inspecteurs ont été modifiés.

 https://www.mediapart.fr/journal/france/181016/flamanville-l-autorite-de-surete-nucleaire-est-dans-la-main-d-edf?utm_campaign=Alerte&utm_medium=email&utm_source=Emailvision&utm_content=20161018&xtor=EREC-83-%5BAlerte%5D-20161018

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